Vient de paraître : »Créer en Éducation nouvelle – Savoirs, imaginaires, liens au coeur des ateliers de écriture-lecture » (Chronique sociale)



                    Créer en Éducation nouvelle – sommaire

 


La matière de l’écriture (avant-propos)

« Dans sa propre découverte, écrit Deleuze, Nietzsche a entrevu comme dans un rêve le moyen de fouler la terre, de l’effleurer, de danser et de ramener à la surface ce qui restait des monstres du fond et des figures du ciel. » Marie Bardet [1]

 

Écrire à propos d’écriture ! La réalisation de ce livre consacré à la création en atelier ne semble guère, à première vue, s’être faite selon les recommandations que l’ouvrage lui-même propose à ses lecteurs et que, de page en page, il prétend argumenter. Point de listes de mots ici, pour commencer, nulle fresque au sol, ni production de fragments, aucun dispositif d’assemblage qui emprunterait, qui sait, à une autoroute, un immeuble, un « château des destins croisés » (Calvino).

L’ouvrage épouse plutôt – éditeur et collection obligent – la forme d’un livre de pédagogie et c’est parmi les pédagogues qu’il trouvera certainement ses premiers lecteurs. Mais, qu’on ne s’y trompe pas. Si de pédagogie, il y est question, c’est comme acte de création qu’on l’évoquera. Si la création est le propos, c’est comme passage de culture, d’œuvres, de patrimoine humain qu’on en parlera.

 

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Entre pédagogie et création, la matière de notre écriture, ce sont nos vies, leur mise en patrimoine puis leur transmission, mille et une manières de les contenir et les préserver du temps, dans la compagnie des mots. D’y apposer une humaine « signature »[2]

Notre trésor, c’est la mémoire. C’est l’archive. Ce sont nos multiples dossiers, nos prises de notes, les productions que nous avons collectées au fil des années et des animations. Au cœur de tout cela se nichent tant d’interrogations encore que, par manque de disponibilité ou de force, nous n’avons pas encore su ou voulu remailler. Comment nous y atteler, avec quels outils, quels concepts ? Ce sera l’enjeu.

Étonnante encore, l’affirmation de Paul Valéry[3]: « Le plus profond c’est la peau ». L’illusion ordinaire serait de croire que pépites et cadeaux remontent des profondeurs lorsqu’on écrit. Rien de tout cela. Ce qui dessine à la surface de la page – quelques dispositifs pour l’écriture, de brusques « objets de savoir » – s’ils pouvaient n’être pour commencer rien d’autre que quelques pas de danse sur un écran, sur une feuille blanche. À l’unisson seulement de ce qui se trame plus bas, dans la profondeur des êtres. Sans ingérence, sans effraction.

Qui pourrait croire en effet que ce qui affleure serait l’exact reflet – le procès-verbal – de ce qui, il y a peu encore, se dérobait ? Et s’il s’agissait au contraire d’abord d’émergence, de rumination de pensées, de rêves inouïs, en demande de lecture et de reconnaissance ?

 

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Le destin des livres est de séjourner un temps sur les tables des librairies, de se ranger sur tel rayon plutôt que tel autre, de se soumettre aux diverses classifications, décimales ou non. Mais vient heureusement le moment où enfin ils s’installent chez le lecteur. C’est là, dans la capharnaüm des bibliothèques privées, qu’ils se feront peut-être de ces nouveaux amis que l’on garde cette fois-ci pour l’éternité (ou presque) : collègues de même taille, voisins alphabétiques, pièces d’un assemblage thématique… ou encore, rien de tout cela, car simples fruits du hasard.

Pour autant, tout livre garde la mémoire – même invisible – de celles et ceux qui l’ont accompagné dans le moment de sa gestation : ici quelques pages d’Aragon et de Perec, là la lecture de revues et édition poétique, mais encore appel d’Edouard Glissant à penser « Tout-Monde », les multiples interpellations des socio- et anthropologues, les philosophes et épistémologues comme force de rappel, le récit des historiens, les ouvrages des amis porteurs d’Éducation nouvelle, les lectures de la presse, les photos prises et à prendre encore, les bricolages plastiques, l’écoute assidue d’archives radio, les consultations d’Internet.

Mais la pédagogie dans tout ce bric-à-brac ? Elle est partout, jamais injonction à « mieux » penser, mais projet et hommage pour lequel tout est nourriture, tout peut faire sens du grand potlatch[4] des humains.

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Ce livre s’inscrit dans la suite d’autres livres, s’illumine du contre-jour de visages, de voix et d’intelligences à présent disparus. Dans le vacillement de leur mémoire maintenue, il trace sa route, cherche encore une manière de vivre plus juste, plus digne et plus aimante. En partage avec toi, lecteur.

 

 

M.N.

[1] Les réflexions qui suivent (reprises de Filigranes (N°95, « La matière de l’écriture » Printemps 2017) font écho à « Ce que peut la surface » (Marie Bardet) qui opère un retour à Friedrich Nietzsche via Gilles Deleuze. « Par émergence, glissement et pas de côté, le sens est produit (…), une redistribution à la surface, plus qu’une inversion des superficialités et des fonds », écrit-elle. (http://www.implications-philosophiques.org/actualite/une/ce-que-peut-une-surface/)

[2] « C’est la seule immortalité qui vaille : les autres vivent en nous, nous vivons dans les autres » écrit Tzvetan Todorov dans La signature humaine (Seuil).

[3] Bardet, ibidem.

[4] Le mot « potlatch », emprunté au chinook signifie « action de donner ».